Le Berger et le Diable
Un jeune berger dormait dans un champ,
Quand une jeune femme vint à lui, éperdue.
« Je me suis égarée, lui dit-elle timidement.
Mes forces et ma patience sont épuisées.
En ce pays, tous les chemins se ressemblent.
— N’êtes-vous point de la province, par chance ?
— J’habite la cité voisine, mais voyez-vous…
Mes habitudes ne sont pas champêtres.
— Alors je vais vous aider », dit gentiment le berger.
Les yeux rieurs de l’inconnue étaient deux amandes vertes ;
Son port noble, sa voix franche et mélodieuse ;
Comment le dire autrement ? on aurait dit une nymphe.
Le jeune berger laissa ses ouailles à un enfant de confiance,
Et guida la jeune femme dans le dédale des chemins.
Pas un mot n’accompagna leur marche
Le jeune berger et la demoiselle vécurent là un mystère :
Leurs soupirs, leur réserve, serraient leurs cœurs.
La pudeur, et l’ivresse d’un étrange transport,
Leur commandaient de se taire.
Cupidon, à l’œuvre, nouaient des liens secrets.
Quand ils furent arrivés devant la demeure
De la demoiselle, celle-ci prit son collier,
Et le donna au jeune berger.
« Prenez ceci, dit-elle. — Je ne peux accepter !
— Prenez, vous dis-je. Je n’ai besoin d’autre richesse,
Maintenant que je vous ai trouvé. »
Le berger s’étonna de ces paroles.
« Vendez cette pierre d’eau, et revenez demain, à vêpres,
Habillé de frais, comme si nous étions du même monde.
Nous prendrons le thé, et peut-être mes parents,
Qui ont des gages à attendre, voudront mieux vous connaître. »
Le berger ne sut que dire, émerveillé.
Alors la nymphe, sur sa joue, déposa un baiser.
Le berger reprit la voie des chemins, bien redevable,
Et une fois hors de vue, courut de joie, remerciant la Providence
D’avoir laissé une dryade approcher un misérable.
Il ne dormit pas de la nuit, songeant à sa déesse.
Et si tout cela n’était qu’un rêve ?
Qu’au lieu de s’endormir, il attendait de se réveiller ?
Le lendemain, notre petit berger,
Vendit le bijou, acheta un beau complet,
Et s’en vint au moment indiqué.
La belle était là, qui l’attendait.
« Je suis heureux de vous revoir,
Mais je ne sais votre nom.
— Isabelle. Et le vôtre ?
— Alexandre. — Un nom fait pour les conquêtes.
— Je n’ai pas grande fierté, ni de grands projets.
— Ce n’est pas ce que vos regards et vos attitudes réclament.
— Êtes-vous sûre de lire tout cela en un pauvre hère ?
— On apprend en regardant. Et l’on regarde ce que l’on aime. »
Sur ces mots, leurs lèvres se joignirent.
Dès lors, les amoureux se réunirent tous les jours,
Dans un charmant faubourg, près d’un puits,
Parlant des choses de la vie et,
Sous une glycine, échangeant des baisers.
Le berger se croyait béni des dieux,
Son amie, sans y lire tant de choses,
Partageait sans réserve les mêmes transports.
Une seule âme était chagrinée par cette idylle ;
Le diable n’agrée, on le sait, aucun caprice qui ne fût sien.
Érèbe se promit donc, un matin, de séparer ces importuns.
Deux fois quatre saisons passèrent.
Promptement, le berger avait appris les manières
Du grand monde, gardant les leçons d’humilité de sa mère,
Et l’honneur par son père enseigné.
L’amour de sa belle amie le comblait, et comblait aussi sa belle amie.
Mais des nuages approchèrent : le premier signe fut la Mort qui,
Un matin, fit tomber d’un toit, le frère du beau berger.
La tristesse entra dans le cœur du bon pasteur,
Elle s’y logea comme un ver s’invite dans un fruit mûr,
Avec la ferme intention d’y rester.
Le berger, bien qu’apeuré par la Mort, n’en laissa rien voir.
Mais son trouble ne fit qu’empirer. En effet,
À l’automne arrivé, sa belle amie lui apprit que ses parents
La voulait avoir en une université où des serviteurs,
Quelques amis, et une meilleure vie, l’attendaient.
« M’abandonneras-tu ? fit le berger.
— Tu peux être du voyage…
— Un pauvre journalier quitterait ses terres, ses parents, ses frères ?
— Tu pourras me visiter. Et nous aurons nos lettres…
Qu’est-ce que la distance, lorsque l’amour est une fête ? »
Le cœur du berger se serra. Il se sentait maudit.
Et si la Providence, songea-t-il,
Assez bonne pour permettre cet amour,
Par cet éloignement, replaçait simplement ses pions ?
Sonnait-elle la fin d’une méprise ?
Un pauvre berger, ma foi, ne peut se marier à une Junon.
Voyant sur son front le désordre, l’alarme et la peine,
La belle tenta de rassurer son berger, mais lui,
Voyant où allait l’affaire, perdant courage,
Oublia soudain sa conviction, et craignit le pire.
Avant qu’il ne cédât aux pleurs, il quitta sa gardienne,
Et, le cœur saignant, d’un champ se fit un refuge.
La nuit allait tomber lorsqu’une bergerette
Qu’il n’avait de sa vie vue, lui touchant l’épaule, l’éveilla.
« Je me promenais, et vous ai remarqué.
Excusez, mais je croyais trouver là un mort étendu. »
Grande et preste, la fille avait l’allure d’une Armide.
« D’où venez-vous, fit le berger, ainsi de noir vêtue ?
— Je viens de mettre en terre l’oncle que la Mort m’a pris.
Je cherchais un réconfort dans le silence des chemins.
— La mort est chose triste, les astres mêmes le comprennent.
— Non, ce n’est point la mort qui me chagrine…
Il me faut désormais rester auprès de ma tante, Marthe.
— Marthe de la ferme aux volets jaunes ? — Celle-là même !
— C’est une brave dame. Je l’aime bien…
— Eh bien, pour ma part, de cette charge, je me serais bien passé. »
Le berger, tout à sa tristesse, ne saisit pas ce trait de méchanceté,
Et regarda la bergerette s’en aller sans un au revoir,
Laissant bien vite ses tourments renaître, et l’accabler.
La nouvelle arrivée, fille de Nyx, avait trouvé le berger à son goût.
Le pays où le diable l’enfermait portait un attrait, un joujou.
Il lui faudrait, à la nuit, sous cet empire, nouer l’aiguillette.
Le berger rentra chez lui, et sur sa méchante couche,
Fit un mauvais rêve.
Il se retrouvait seul, dans les champs,
Torse nu et ne retrouvant plus ses bêtes.
Dans le ciel glissaient des nuages lourds,
Pas un rayon de soleil, et aucun oiseau.
Sa bonne amie, partie au loin,
Pour toute réponse à ses lettres,
Imposait le silence.
Quelque part un feu se déclara.
Une trompette résonna,
Mais le berger, malgré sa peur,
Ne put bouger.
Il lança vers les cieux
Un cri sourd qui, soudain, le fit se réveiller.
En nage, près de suffoquer,
Le berger courut à la ville,
Qu’allait-il faire ? Déclarer une millième fois son amour,
Pour que, par un mariage, sa belle restât auprès de lui.
Cependant, une maritorne, à l’aube, lui remit un pli.
Sa maîtresse avait dû prendre un fiacre par son père apprêté.
La lettre, encore mouillée de ses larmes, apprit au berger,
Que la nymphe, bien malgré elle, s’en était allée.
Le jeune Adonis, pleurant son Aphrodite,
Gagna les limites de la ville, et aperçu,
Auprès d’une porte, la bergerette de la veille,
Fière, enjouée, rendue jolie par mille artifices.
Elle s’exprima ainsi au jeune berger, qui approchait :
« Que fais-tu là, mon beau pâtre ?
— Mille frelons emplissent ma tête. Je suis las.
— Veux-tu m’accompagner dans les vignes ?
— Nenni, je dois rentrer, je vais me recoucher.
— Ne souhaiterais-tu pas plutôt parler ?
— Je préfère le silence, et ma tranquillité. »
Nous verrons cela, songea la bergerette
Que le diable transporta, en un éclair,
Sur le bord d’un chemin, à une lieue de là.
Le berger, voyant bientôt au loin la bougresse,
S’étonna de cette situation. Cette étrange mignonne
Avait-elle des ailes ?
Son intrigue lui fit presser le pas.
« Ainsi nous nous retrouvons, fit la bergerette.
— Oui, c’est ainsi, concéda le berger.
— Peut-on marcher côte à côte, comme de bons amis ?
— Ma foi, si je n’y ai guère le cœur, rien ne l’interdit. »
Le berger vit la bergerette sourire, un sourire doux,
Mais comme affecté, et à tout prendre presque mauvais.
Sa tristesse et un émoi le défendaient de goûter ses attraits.
Après quelque temps, la bergerette sortit de sa mantille
Une bouteille, et sans manières, but une lampée.
Elle tendit le flacon à celui qu’elle voulait son ami.
« Si ma présence ne peut vous consoler, dit-elle légèrement,
Une gorgée de ce vin clairet vous remettra sûrement. »
Le berger prit la bouteille et bu
Ce qu’il croyait être du vin jeune.
La liqueur, forte, avait un goût étrange.
Bientôt, alors qu’ils entraient dans un bois,
Le berger sentit les forces lui manquer,
Tant et si bien qu’il fallut, sous une cabane de chasseur,
Reprendre quelque force.
Il lui sembla alors s’endormir, puis se réveiller maintes fois.
Toujours, la bergerette était là,
Dans un coin, marmottant des choses.
Parfois il se trouvait, auprès d’elle, une ombre.
Quand ses sens lui revinrent à peu près,
Le berger s’aperçut que la nuit était tombée.
Quelques bougies l’aidèrent à reconnaître l’endroit.
La bergerette, à ses côtés, le regardait.
Ses pupilles noires, avides et brillantes
Comme celles d’un chat qui vient de surprendre un geai,
L’appelaient tels deux puits infinis.
Le berger tressaillit, le froid l’avait pénétré.
La bergerette, gentiment, lui tendit une gourde.
Le jeune homme, voulant soulager sa gorge asséchée,
But avidement. Mais ce n’était point là de l’eau.
Si le contenant différait, la liqueur était la même.
Alors la bergerette attendit, patiemment,
Que son parfum capiteux, les ombres de la forêt,
Le chant des chouettes et les vapeurs du philtre
Eussent raison de la volonté du jeune berger
Pour l’approcher, et de ses lèvres l’enserrer.
Le garçon lança à ce moment un cri furieux,
Dont l’écho retint un moment la Circé.
Celle-ci but encore à sa gourde, pour se donner courage,
Et revint, transformée, à la charge.
Le berger, l’esprit troublé, vaincu, se laissa enfin prendre
Dans la toile que la mauvaise fée, aidée par l’Ombre, avait tendue.
Alors, dans les ténèbres de l’épaisse forêt,
Résonna comme un rire,
Que le diable, victorieux, ivre aussi,
Ne pouvait étouffer.
Quand le soleil souverain,
Au matin, vint tirer le berger
D’un sommeil sans rêves,
Il revint à ce dernier,
Le souvenir d’une bergerette
Nue, dansant au-dessus de lui,
Glorieuse, insatiable chimère.
Le berger comprit que le diable
Avait à rompu le lien que Cupidon,
Un certain printemps, avait tissé,
Entre un sans-le-sou et une vierge des dieux née.
Cette histoire nous apprend que le diable,
Si l’on y prend garde, trouve ses voies
Pour prendre ce qu’il ne peut éprouver,
À savoir l’amour franc et parfait,
Qui se doit à l’innocence et à la pureté,
Plus qu’aux appétits et aux vains apprêts.
Sorti du jardin des voluptés,
Le jeune berger erra dans les bois,
Et se résout à confesser sa faiblesse à sa bien-aimée,
Dont les pleurs ravagèrent un cœur déjà blessé.
Mourant de honte, perdu en lui-même,
Le jeune berger s’en alla par les routes,
Seul, sans espoir de voir renaître le bonheur.
Qui peut nous consoler, lorsque le diable
Vous a pris ce que la vie, ici-bas, a de meilleur ?